
Toyota, constructeur automobile japonais fondé en 1937, a développé une approche distinctive face à la course mondiale vers les véhicules autonomes. Contrairement à certains concurrents qui précipitent le déploiement de technologies entièrement autonomes, Toyota privilégie une stratégie progressive baptisée « Guardian to Chauffeur ». Cette philosophie se concentre sur la sécurité collaborative entre l’humain et la machine plutôt que sur le remplacement complet du conducteur. Le géant nippon investit massivement dans la recherche fondamentale, les partenariats stratégiques et développe des solutions hybrides qui reflètent sa culture d’entreprise centrée sur la fiabilité et l’amélioration incrémentale plutôt que sur les ruptures technologiques spectaculaires.
L’approche duale « Guardian to Chauffeur » de Toyota
Toyota a développé une philosophie distinctive face à l’autonomie véhiculaire, incarnée par son programme « Guardian to Chauffeur ». Cette stratégie représente deux voies technologiques complémentaires plutôt qu’opposées. Le mode Guardian fonctionne comme un filet de sécurité avancé qui surveille constamment l’environnement et intervient uniquement lorsque nécessaire pour éviter les accidents, laissant le contrôle principal au conducteur humain. À l’inverse, le mode Chauffeur correspond à l’autonomie complète où le véhicule gère l’intégralité des opérations de conduite sans intervention humaine.
Cette dualité reflète la conviction profonde de Toyota que la transition vers l’autonomie totale sera graduelle et nécessitera des étapes intermédiaires. Plutôt que d’imposer une technologie potentiellement prématurée, l’entreprise privilégie le développement de systèmes qui améliorent d’abord les capacités du conducteur avant de les remplacer. Cette approche s’aligne parfaitement avec la philosophie « Mobility Teammate Concept » de Toyota, qui envisage une relation harmonieuse entre l’homme et la machine.
Le Dr. Gill Pratt, directeur du Toyota Research Institute (TRI), résume cette vision en comparant les systèmes d’aide à la conduite à un professeur de tennis qui améliore progressivement les compétences de son élève, plutôt qu’à un remplaçant qui prend entièrement le relais. Cette métaphore illustre comment Toyota conçoit l’intelligence artificielle comme un amplificateur des capacités humaines plutôt que comme leur substitut.
Toyota a démontré cette approche lors du CES 2019 avec son prototype TRI-P4, basé sur une Lexus LS 500h, capable de basculer entre les modes Guardian et Chauffeur selon les circonstances. Cette plateforme de recherche, dotée de capteurs redondants et d’une puissance de calcul accrue, permet aux ingénieurs d’affiner simultanément les deux modes d’assistance, créant ainsi une synergie technique unique dans l’industrie automobile.
Les investissements massifs en R&D et partenariats stratégiques
Toyota a considérablement intensifié ses engagements financiers dans le domaine des véhicules autonomes, avec un investissement initial de 1 milliard de dollars en 2015 pour la création du Toyota Research Institute (TRI). Cette somme, déjà substantielle, n’était que le début d’une stratégie d’investissement à long terme. En 2021, Toyota a injecté 800 millions de dollars supplémentaires dans Woven Planet, sa filiale dédiée aux technologies autonomes et connectées, portant son investissement total dans ce domaine à plus de 3 milliards de dollars sur cinq ans.
Au-delà des montants investis, Toyota a bâti un réseau stratégique de collaborations avec des acteurs technologiques de premier plan. L’acquisition de Lyft Level 5 pour 550 millions de dollars en 2021 a permis à Toyota d’intégrer une équipe expérimentée de 300 ingénieurs spécialisés en conduite autonome. Le constructeur japonais a développé des partenariats avec NVIDIA pour l’utilisation de leur plateforme DRIVE AGX, avec Preferred Networks pour l’intelligence artificielle, et avec Apex.AI pour les logiciels critiques de sécurité.
Des laboratoires d’innovation mondiaux
La stratégie de Toyota repose sur un réseau mondial de centres de recherche stratégiquement positionnés :
- Le TRI de Silicon Valley se concentre sur l’intelligence artificielle et l’apprentissage machine
- Le campus de Cambridge collabore avec le MIT sur les technologies fondamentales
- Le centre d’Ann Arbor travaille sur les simulations et tests en conditions réelles
Cette approche décentralisée permet à Toyota de capitaliser sur différents écosystèmes d’innovation tout en maintenant une cohérence stratégique. Le constructeur a investi 2,8 milliards de dollars dans la création de Toyota Research Institute-Advanced Development (TRI-AD), devenu Woven Planet Holdings en 2021, pour accélérer le développement commercial des technologies issues de la recherche fondamentale.
Cette structure d’investissement révèle la vision à long terme de Toyota. Plutôt que de se précipiter vers des annonces spectaculaires, le constructeur privilégie une recherche fondamentale solide combinée à des acquisitions ciblées pour constituer progressivement toutes les briques technologiques nécessaires à une autonomie sûre et fiable, conformément à sa culture d’entreprise centrée sur la qualité et la durabilité.
Le développement technologique spécifique et l’infrastructure de test
Toyota a développé une architecture technologique distinctive pour ses systèmes autonomes, caractérisée par une redondance systématique des capteurs et des unités de calcul. Chaque véhicule de test Toyota est équipé d’une configuration multicouche comprenant des radars à ondes millimétriques, des caméras haute définition, des capteurs ultrasoniques et plusieurs unités LiDAR stratégiquement positionnées. Cette approche garantit que même en cas de défaillance d’un système, les autres peuvent prendre le relais, illustrant la priorité absolue accordée à la sécurité.
L’entreprise a conçu sa propre plateforme informatique embarquée capable de traiter 10 téraoctets de données par heure, nécessaires pour analyser l’environnement en temps réel. Cette puissance de calcul s’appuie sur des processeurs spécialisés développés en collaboration avec des partenaires technologiques comme NVIDIA et Renesas. Le système d’exploitation propriétaire Arene, développé par Woven Planet, constitue le cerveau logiciel qui orchestre ces ressources matérielles massives.
Pour tester ces technologies dans des conditions réalistes, Toyota a investi 2,2 milliards de dollars dans la construction de Woven City, une ville laboratoire au pied du Mont Fuji. Cette infrastructure unique au monde, conçue par l’architecte Bjarke Ingels, permet de tester les véhicules autonomes dans un environnement urbain contrôlé mais authentique. La ville comprend trois types de voies dédiées : pour les véhicules rapides, pour les véhicules lents et micro-mobilités, et exclusivement pour les piétons.
En parallèle, Toyota exploite le Technical Center Shimoyama, un complexe de 1 000 hectares comprenant plus de 75 kilomètres de pistes d’essai recréant diverses conditions routières mondiales. Cette installation permet de soumettre les véhicules autonomes à des scénarios extrêmes difficiles à rencontrer lors des tests sur routes publiques, tout en garantissant la confidentialité des prototypes.
L’approche de Toyota en matière de développement technologique se distingue par sa méthodologie « Kaizen » (amélioration continue) appliquée à l’intelligence artificielle. Plutôt que de s’appuyer uniquement sur l’apprentissage par renforcement comme certains concurrents, Toyota utilise une combinaison de techniques d’apprentissage supervisé, d’algorithmes déterministes et de modèles probabilistes pour créer des systèmes plus robustes et prévisibles, en accord avec sa philosophie de sécurité irréprochable.
La stratégie d’intégration progressive sur le marché
Toyota déploie ses technologies autonomes selon une méthode d’intégration progressive soigneusement orchestrée. Contrairement aux annonces fracassantes de certains concurrents, le constructeur japonais privilégie une approche incrémentale qui introduit graduellement des fonctionnalités avancées dans sa gamme de véhicules grand public. Cette stratégie se manifeste à travers le système Toyota Safety Sense (TSS), présent sur plus de 90% des véhicules vendus en Europe et en Amérique du Nord depuis 2021.
La version TSS 3.0, lancée sur les modèles 2022, intègre des fonctionnalités de niveau 2+ d’autonomie, incluant le maintien actif dans la voie avec centrage, la reconnaissance des panneaux, et l’assistance au changement de voie. Toyota prévoit d’atteindre le niveau 3 d’autonomie conditionnelle sur certains modèles haut de gamme Lexus d’ici 2023-2024, permettant au conducteur de détourner son attention dans des conditions spécifiques comme les embouteillages sur autoroute.
Pour les services de mobilité, Toyota adopte une stratégie différenciée avec des véhicules spécifiquement conçus pour l’autonomie complète. Le e-Palette, présenté aux Jeux Olympiques de Tokyo, illustre cette vision : une plateforme modulaire entièrement autonome adaptable à différents usages (transport de passagers, livraison, commerce mobile). Toyota a signé des partenariats avec des entreprises comme Uber, Pizza Hut et Amazon pour développer des cas d’usage spécifiques pour ces véhicules.
Cette double approche – amélioration graduelle des véhicules particuliers et développement parallèle de solutions dédiées à la mobilité partagée – permet à Toyota de monétiser progressivement ses investissements tout en acquérant des données précieuses sur l’usage réel. Le constructeur a ainsi lancé en 2021 un service expérimental de navettes autonomes dans la région de Higashi-Fuji, permettant aux habitants de réserver des trajets via une application mobile, créant ainsi un laboratoire grandeur nature pour affiner ses algorithmes.
Cette stratégie d’intégration mesurée reflète la philosophie du PDG Akio Toyoda qui déclarait en 2020 : « Nous ne sommes pas dans une course pour être les premiers, mais pour être les meilleurs en termes de fiabilité et de sécurité ». Cette vision à long terme privilégie la confiance des utilisateurs plutôt que les effets d’annonce, positionnant Toyota comme un acteur potentiellement dominant une fois que l’autonomie deviendra une réalité quotidienne fiable.
L’équilibre nippon entre tradition et disruption technologique
La stratégie de Toyota dans les véhicules autonomes incarne parfaitement la tension créative entre respect des traditions industrielles japonaises et nécessité d’innovation radicale. Cette dualité culturelle se manifeste dans l’organisation même des équipes de recherche : tandis que les ingénieurs japonais du siège social apportent leur méthodologie rigoureuse et leur expertise en production de masse, les équipes internationales du TRI insufflent une culture de prise de risque et d’expérimentation rapide inspirée des startups de la Silicon Valley.
Cette fusion d’approches se traduit par une méthodologie unique que Toyota appelle « innovation prudente ». Le respect des principes traditionnels de monozukuri (l’art de fabriquer des choses avec excellence) se combine avec les techniques modernes de développement agile. Ainsi, chaque avancée technologique est soumise à des tests exhaustifs avant déploiement, fidèle au principe japonais de « nemawashi » (construction minutieuse du consensus), tout en maintenant un rythme d’innovation soutenu.
L’approche de Toyota reflète sa vision philosophique de la mobilité, profondément ancrée dans la culture japonaise. Le concept de « Mobility for All » (mobilité pour tous) vise à développer des technologies qui augmentent l’autonomie personnelle sans créer de nouvelles exclusions. Cette vision se matérialise dans des projets comme le LQ Concept, un véhicule qui utilise l’intelligence artificielle pour créer une relation émotionnelle avec son utilisateur, illustrant une conception typiquement japonaise de la technologie comme extension harmonieuse de l’humain plutôt que comme substitut.
Cette philosophie distinctive influence directement les choix technologiques de l’entreprise. Alors que certains concurrents occidentaux privilégient une approche purement algorithmique de l’autonomie, Toyota intègre des considérations éthiques dès la conception. Le programme « Guardian Angel » vise explicitement à sauver des vies plutôt qu’à simplement automatiser la conduite, traduisant une vision où la technologie reste au service d’objectifs humains fondamentaux.
Cette position équilibrée entre tradition et innovation pourrait s’avérer déterminante à long terme. Dans un marché où l’enthousiasme initial pour l’autonomie totale a cédé la place à une appréciation plus réaliste des défis, l’approche mesurée et éthique de Toyota représente potentiellement la voie la plus durable vers une mobilité autonome véritablement intégrée dans nos sociétés. Cette stratégie, parfois critiquée comme trop conservatrice, pourrait finalement représenter la synthèse idéale entre ambition technologique et responsabilité sociétale.