Depuis plus d’une décennie, deux géants asiatiques dominent le marché mondial de la fonderie de semi-conducteurs : Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) et Samsung Foundry. Cette rivalité technologique s’intensifie à mesure que la demande en puces avancées explose pour les applications d’intelligence artificielle, l’informatique quantique et les appareils connectés. TSMC, avec sa part de marché dépassant 55% et sa capitalisation boursière de plus de 500 milliards de dollars, maintient l’avantage face à Samsung Foundry qui tente de combler l’écart avec des investissements massifs. Cette confrontation détermine non seulement l’avenir de l’industrie électronique mondiale mais influence les équilibres géopolitiques entre grandes puissances technologiques.
Les fondements historiques de la rivalité TSMC-Samsung
La compétition entre ces deux fonderies de pointe plonge ses racines dans des stratégies industrielles divergentes. Fondée en 1987, TSMC a inventé le modèle de fonderie pure-play, se concentrant exclusivement sur la fabrication pour des clients tiers sans concevoir ses propres produits. Cette approche a permis à l’entreprise taïwanaise de gagner la confiance des concepteurs de puces comme Apple, AMD ou Nvidia, qui ne craignaient pas de voir leurs designs copiés.
Samsung a suivi un chemin différent. Le conglomérat sud-coréen a d’abord développé ses capacités de production pour ses propres besoins en mémoires (DRAM, NAND) avant de diversifier son activité vers la fonderie pour tiers en 2005. Cette double casquette – à la fois fabricant et concepteur – a longtemps suscité des réticences chez certains clients potentiels, inquiets de partager leurs innovations avec un concurrent.
Les années 2010 ont marqué l’accélération de cette rivalité. Tandis que TSMC renforçait son partenariat avec Apple pour produire les processeurs des iPhone, Samsung investissait massivement pour rattraper son retard technologique. La course aux nœuds de gravure toujours plus fins s’est intensifiée, chaque entreprise cherchant à annoncer la première ses avancées vers les 7nm, 5nm puis 3nm.
Cette compétition s’est cristallisée autour des processus de fabrication. TSMC a privilégié une approche progressive et méthodique, perfectionnant chaque nœud avant de passer au suivant. Samsung a opté pour une stratégie plus agressive, parfois au détriment des rendements initiaux. Cette différence philosophique explique en partie l’écart persistant entre les deux acteurs, TSMC conservant l’avantage en termes de fiabilité productive et de confiance des clients majeurs.
Comparaison des technologies et processus de fabrication
L’affrontement technologique entre TSMC et Samsung se joue principalement sur le terrain des procédés de gravure. En 2023, TSMC a commencé la production de masse en 3nm (N3), tandis que Samsung avait annoncé son propre processus 3nm dès 2022, utilisant une architecture différente. Cette distinction technique s’avère fondamentale : TSMC emploie des transistors FinFET améliorés, alors que Samsung a fait le pari des transistors Gate-All-Around (GAA), une technologie plus avancée mais aussi plus complexe à maîtriser.
Les performances réelles révèlent des écarts significatifs. Les puces 3nm de TSMC offrent une réduction de consommation énergétique d’environ 30-35% par rapport à leur génération 5nm, contre 23% pour Samsung. En matière de densité d’intégration, TSMC maintient un avantage avec plus de 250 millions de transistors par mm² contre environ 230 millions pour son concurrent coréen.
Un facteur déterminant dans cette compétition reste le taux de rendement – proportion de puces fonctionnelles sur chaque wafer produit. TSMC excelle dans ce domaine avec des rendements dépassant 80% sur ses nœuds matures, quand Samsung peine parfois à atteindre 65% sur ses technologies les plus récentes. Cette différence représente des milliards de dollars en efficacité productive et explique partiellement pourquoi Apple, Qualcomm ou AMD privilégient souvent TSMC malgré des tarifs plus élevés.
Architectures et innovations distinctives
Les deux fonderies suivent des trajectoires d’innovation différenciées. Samsung a pris de l’avance dans l’adoption des transistors MBCFET (Multi-Bridge Channel FET), variante de l’architecture GAA, qui promet de meilleures performances pour les nœuds inférieurs à 3nm. TSMC prévoit d’introduire sa propre version de GAA seulement avec son nœud 2nm, prévu pour 2025.
En parallèle, TSMC a développé des technologies propriétaires comme son packaging avancé 3D avec CoWoS (Chip-on-Wafer-on-Substrate) et InFO (Integrated Fan-Out), qui permettent d’empiler différentes puces pour optimiser les performances des systèmes complexes. Samsung répond avec sa technologie X-Cube et I-Cube, mais accuse un retard dans leur adoption industrielle à grande échelle.
Stratégies commerciales et portefeuilles clients
La domination de TSMC sur le marché repose largement sur sa capacité à fidéliser les clients premium. Apple représente à lui seul près de 25% du chiffre d’affaires de la fonderie taïwanaise, suivie par des acteurs majeurs comme AMD, Nvidia, MediaTek et Qualcomm. Cette clientèle de prestige garantit des volumes de production élevés et des marges confortables, permettant de financer les investissements colossaux nécessaires pour rester à la pointe.
Samsung Foundry a dû adopter une approche plus diversifiée, ciblant des segments où TSMC est moins présent. La division fonderie du groupe coréen a développé des offres spécialisées pour l’automobile, l’IoT et les applications radiofréquence, tout en tentant d’attirer des clients de premier plan. Sa plus grande réussite reste le contrat avec Nvidia pour certains GPU gaming, même si le fabricant américain continue de confier ses puces les plus avancées à TSMC.
Les stratégies tarifaires diffèrent considérablement. TSMC pratique des prix premium justifiés par sa fiabilité et ses rendements supérieurs. L’entreprise taïwanaise peut se permettre une certaine rigidité dans ses négociations, consciente que ses clients ont peu d’alternatives pour les technologies les plus avancées. Samsung adopte généralement une tarification plus agressive, proposant des remises significatives pour conquérir des parts de marché, parfois au détriment de sa rentabilité immédiate.
Cette différence d’approche se reflète dans les résultats financiers. En 2022, TSMC affichait une marge opérationnelle d’environ 40%, contre moins de 30% pour la division fonderie de Samsung. Toutefois, le groupe coréen compense cette moindre rentabilité par les synergies avec ses autres divisions, notamment dans l’approvisionnement en équipements et matériaux, ainsi que par sa intégration verticale qui lui permet d’être à la fois client et fournisseur.
Défis géopolitiques et enjeux de souveraineté technologique
La rivalité entre TSMC et Samsung s’inscrit dans un contexte géopolitique tendu, où les semi-conducteurs sont devenus des actifs stratégiques pour les nations. La localisation géographique de TSMC à Taïwan constitue à la fois un atout et une vulnérabilité majeure. Les tensions entre la Chine et Taïwan font peser un risque sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, 90% des puces avancées étant produites sur l’île.
Face à cette situation, les États-Unis ont adopté en 2022 le CHIPS and Science Act, allouant plus de 52 milliards de dollars pour relocaliser une partie de la production de semi-conducteurs sur leur territoire. TSMC a répondu en construisant une méga-usine en Arizona, représentant un investissement de 40 milliards de dollars. Samsung n’est pas en reste avec un projet de 17 milliards à Taylor, Texas, renforçant sa présence américaine déjà établie à Austin.
L’Europe développe sa propre stratégie avec le European Chips Act, visant à doubler sa part dans la production mondiale de semi-conducteurs d’ici 2030. Dans ce contexte, TSMC envisage une implantation en Allemagne, tandis que Samsung explore des opportunités en France et en Italie.
La Corée du Sud bénéficie d’un avantage géopolitique relatif par rapport à Taïwan. Moins directement menacée par des conflits imminents, elle peut présenter Samsung comme une alternative plus sûre pour les clients soucieux de la continuité de leur approvisionnement. Le gouvernement coréen a d’ailleurs lancé un plan national des semi-conducteurs, baptisé K-Semiconductor Belt, avec 450 milliards de dollars d’investissements prévus sur dix ans pour consolider sa position dans l’industrie.
L’équation des ressources dans la course technologique
La fabrication de semi-conducteurs avancés exige des investissements pharaoniques. Une usine de production en 3nm coûte désormais plus de 20 milliards de dollars, sans compter les dépenses en recherche et développement. TSMC a annoncé un plan d’investissement de 100 milliards de dollars sur trois ans (2021-2023), suivi d’un engagement supplémentaire de 44 milliards pour la seule année 2022, des montants sans précédent dans l’industrie.
Samsung a répondu avec un programme d’investissement de 151 milliards de dollars jusqu’en 2030 pour ses activités de semi-conducteurs, incluant à la fois la fonderie et les mémoires. Cette course aux armements technologiques creuse l’écart avec les acteurs secondaires comme GlobalFoundries ou UMC, désormais incapables de suivre le rythme d’innovation sur les nœuds les plus avancés.
Au-delà des capitaux, la bataille se joue sur le terrain des talents spécialisés. Les deux géants se livrent une guerre d’attraction des meilleurs ingénieurs en microélectronique, physiciens et chimistes capables de repousser les limites de la miniaturisation. TSMC emploie plus de 6 000 docteurs et chercheurs dans ses centres de R&D, Samsung plus de 10 000 pour l’ensemble de sa division semi-conducteurs.
L’accès aux équipements critiques constitue un autre facteur déterminant. Les machines de lithographie EUV (Extreme Ultraviolet) produites uniquement par le néerlandais ASML, coûtant chacune plus de 150 millions d’euros, sont devenues le goulot d’étranglement de toute l’industrie. TSMC et Samsung ont sécurisé la majorité des livraisons de ces équipements stratégiques, avec des commandes placées plusieurs années à l’avance.
La consommation de ressources naturelles pose question pour la durabilité de cette industrie énergivore. Une usine de semi-conducteurs avancés consomme quotidiennement plusieurs millions de litres d’eau ultra-pure et des mégawatts d’électricité. Face aux défis environnementaux, les deux fonderies ont lancé des programmes de transition écologique, visant la neutralité carbone d’ici 2050 pour TSMC et 2040 pour Samsung.
Le duopole face aux mutations du marché mondial
L’émergence de nouveaux acteurs pourrait rebattre les cartes de cette rivalité binaire. Intel, sous l’impulsion de son PDG Pat Gelsinger, investit massivement pour revenir dans la course avec son initiative IDM 2.0, visant à transformer le géant américain en fondeur compétitif pour clients tiers. Avec plus de 20 milliards investis dans de nouvelles usines en Arizona et Ohio, Intel ambitionne de rattraper TSMC et Samsung d’ici 2025 sur les procédés les plus avancés.
La Chine constitue une autre variable d’importance. Malgré les sanctions américaines limitant son accès aux technologies de pointe, le pays poursuit ses efforts avec SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation) qui progresse sur des procédés équivalents au 7nm. Le plan « Made in China 2025 » prévoit 150 milliards de dollars d’investissements pour développer une industrie nationale des semi-conducteurs autonome.
Les transformations du marché modifient aussi les rapports de force. L’explosion des applications d’intelligence artificielle génère une demande sans précédent pour des puces spécialisées (GPU, TPU, NPU). Nvidia, principal bénéficiaire de cette tendance, a vu sa capitalisation dépasser les 1 000 milliards de dollars, renforçant son pouvoir de négociation face aux fondeurs. Sa répartition des commandes entre TSMC (pour l’essentiel) et Samsung (pour certaines séries) illustre sa stratégie de ne pas dépendre d’un unique fournisseur.
La fragmentation des chaînes de valeur représente une tendance profonde. Le modèle traditionnel où conception et fabrication étaient intégrées cède la place à un écosystème complexe où chiplets et packaging avancé permettent d’assembler des composants issus de différentes fonderies. Cette évolution pourrait favoriser des collaborations inédites et réduire la pression concurrentielle frontale entre TSMC et Samsung.
Au final, cette rivalité technologique entre les deux géants asiatiques transcende la simple compétition commerciale. Elle façonne l’avenir de l’informatique mondiale, influence les relations internationales et détermine quelles nations conserveront un avantage stratégique dans l’économie numérique du XXIe siècle. Plus qu’une course industrielle, c’est un affrontement qui redessine les hiérarchies technologiques mondiales pour les décennies à venir.
